Les mass medias face aux micro-publications: la fin d’une ère?

Écrit  par   le 31 Juil 2006  dans Autre   

Quiconque s’intéresse de près ou de loin au secteur économique des médias a pu observer, depuis plusieurs mois, que d’importants changements sont en cours dans le paysage de la publication de masse. La mise à pied par le New York Times de plus de 250 employés le 18 juillet 2006 n’est est que le dernier signe: quelquechose est en train d’arriver aux journaux, à la télévision et à la distribution musicale, et ce n’est pas forcément agréable pour les plus conservateurs des membres de cette industrie.

Fait à noter: le seul secteur du groupe possédant le New York Times qui est en croissance est celui des publications web. Bien sûr, les revenus générés par ce secteur représentent à peine 10% de groupe complet: cependant, les marges bénéficiaires y sont supérieures et le rendent rentable, contrairement au groupe qui a un très grand chiffre d’affaires mais des marges tellement minces que le déficit n’est jamais très loin. Bien qu’anecdotique, l’exemple du New York Yimes illustre très bien le phénomène qui frappe les médias de masse.

Qu’arrive-t-il aux médias traditionnels? Quels sont les facteurs technologiques et sociaux qui les affectent? Quels sont les nouveaux modèles d’affaires qui risquent de bouleverser l’économie des médias?

Les facteurs technologiques et sociaux

  • Tel que mentionné par Chris Anderson dans son article « The Rise and Fall of the Hit » (Wired Magazine, juillet 2006), la production et la distribution des grands succès est davantage un accident de parcours provoqué par des nécessités économiques (voir plus bas « la théorie économique du « long tail ») que par un mouvement naturel et spontané.Avant les médias de masse, les humains se rassemblaient et communiquaient des idées selon la géographie. Les idées voyageaient lentement et les tendances globales n’existaient presque pas (sauf pour la religion, l’Église disposant d’un réseau de distribution de l’information très efficace et bien organisé).À l’âge d’or des mass medias, les nouvelles technologies de la radio et de la télévision (dotés de canaux de distribution très limités) garantissaient un succès de foule à presque tous les contenus. Évidemment, quand on a le choix entre 3 canaux de télévision, on risque de regarder la même émission que pas mal de gens…La multiplication des canaux rend les choses plus difficiles pour les cotes d’écoute: avec plus de 300 canaux (presque tous spécialisés), il y a de grandes chances qu’un télévore puisse enfin regarder ce qui lui plaît vraiment. Même chose pour la radio, avec l’avènement de la radio par câble, sur le web ou par satellite. Le nombre total d’auditeurs de ces médias ne cesse d’augmenter, mais l’audience est maintenant divisée selon une multitude de canaux/fréquences spécialisés.

    Internet n’est donc qu’une suite logique à cette fragmentation des canaux, permettant cependant d’aller encore plus loin: maintenant, les internautes ont non seulement le choix de millions de « canaux », ils peuvent même produire eux-mêmes du contenu et le diffuser. Et le partager avec des gens qui ont des intérêts communs. Nous passons donc d’une époque ou les gens partageaient des informations selon leurs provenances géographiques à une ère ou les gens se regroupent selon leurs intérêts dans un nombre incalculable de créneaux au lieu de tous consommer les mêmes contenus par manque de choix.

  • La technologie a rendu plus facile la création et la distribution de contenu, et permet de le distribuer beaucoup plus facilement. Mais attention: la technologie n’est que l’outil utilisé par les créateurs, pas sa finalité. Le véritable ennemi des grands groupes de médias n’est pas la technologie mais bien le fait que l’appartenance à un groupe procure de moins en moins d’avantages pour publier que l’indépendance.En effet, un journaliste peut très bien rédiger son propre blog et être beaucoup plus lu que les simili-blogs que le groupe met à leur disposition, qui sont régis par des règles les empêchant trop souvent de réaliser leur vrai potentiel.À quand « Foglia libre? »
  • La distribution par des canaux numériques rend la mesure des audiences extrêmement précise, rendant la publicité ciblée beaucoup plus intéressante pour les annonceurs que la publicité de masse. (voir plus bas, « La publicité extrêmement ciblée dans les contenus livrés numériquement »).Avec le web (et tous les contenus livrés numériquement), il est possible pour les annonceurs d’insérer non pas une publicité que tous verront dans un contenu mais un « espace publicitaire » qui sera rempli selon le profil précis du consommateur.Imaginons que Vidéotron se mette à appliquer efficacement ce concept dès demain: sachant que je suis un homme de 32 ans vivant au centre-ville de Québec dans un code postal donné (informations disponibles avec mon abonnement au cablôdistributeur), connaissant aussi la liste des émissions que j’ai écouté depuis les derniers mois (si je pouvais choisir émission par émission au lieu d’un bloc de canaux, ces informations seraient encore plus précises) et les sites web que je fréquente (Vidéotron est aussi mon fournisseur d’accès au web), Vidéotron pourrait vendre à ses annonceurs la possibilité de me montrer des pubs beaucoup plus ciblées que les pubs de Covergirl et Metamucil que je viens tout juste de voir, en pure perte pour l’annonceur. Sachant aussi que je viens d’aménager (mon changement d’adresse chez Vidéotron permettant de le deviner aisément), il me semble que des publicités pour des magasins de meubles ou de restaurants locaux seraient beaucoup plus pertinentes pour moi, et donc rentables pour les annonceurs.Par conséquent, Vidéotron pourrait vendre ces publicités à un tarif « unitaire » beaucoup plus élevé, et les commerçants accepteraient de payer le prix pour un meilleur rendement.

    Si quelqu’un en doute encore, je rappelle que le programme AdWords de Google arrive exactement à faire cela avec des millions de site web, et génère des profits records qui feraient pâlir d’envie les plus gros réseaux câblés. Google a justement acheté l’an passé une entreprise spécialisée dans la distribution de publicité ciblée par le biais de la télévision numérique. Il est temps que les bonzes des réseaux de distribution de contenus se réveillent avant de se faire manger tout crus!

  • La théorie économique du « long tail« : les blogs sont de petites publications très spécialisées, dotée d’un lectorat pointu. Les grands médias ne peuvent pas couvrir un sujet pointu avec autant d’exhaustivité que les spécialistes en raison de choix éditoriaux légitimes. C’est une question économique conséquente au modèle d’affaires.En effet, quand l’espace physique d’un magasin limite le nombre de titres disponibles (livres ou CD), le propriétaire s’arrange pour réserver les meilleurs espaces aux plus gros vendeurs. Quand l’inventaire est numérique, et que l’espace n’est plus une contrainte, le gestionnaire peut se permettre de vendre même les titres les moins en demande.Ce qui est intéressant dans ce phénomène et qui bouleverse les habitudes des consommateurs est que le nombre total de titres de « seconde zone » qui sont vendus est généralement presque aussi élevé que les « hits ». Les vendeurs en ligne ont donc un avantage de taille sur les magasins traditionnels, et ils en profitent pour fidéliser des clients qui trouvent chez eux des titres impossibles à obtenir au magasin habituel.Le même phénomène se produit chez les diffuseurs de contenus comme les journaux et la télévision: une fois qu’un lecteur trouve un site web qui répond à ses intérêts les plus pointus, il sera difficile de le ramener dans le giron des canaux télévisuels ou journaux destinés à une audience très large.
  • La clientèle, de plus en plus habituée au web, comprend très bien qu’il n’y a aucune raison technique qui justifie le groupement des contenus sous la forme de journaux, de groupes de canaux ou même de canal télévisuel. Pourquoi imposer un abonnement à un groupe de canal quand un seul d’entre eux m’intéresse? Pourquoi, même, imposer un abonnement à un canal complet quand une seule émission m’intéresse?Les consommateurs comprennent maintenant qu’il est possible de dégrouper les contenus et de les distribuer sous la forme la plus simple qui soit, la plus petite unité de contenu possible: un seul épisode au lieu de la série au complet, un seul article plutôt qu’un magazine, une seule chanson au lieu du disque. Cela n’empêche pas que l’unité de contenu soit plus importante: il est difficile de réduire un roman, ou de découper en pièces un album concept. Mais cela n’est pas applicable à la majorité des contenus distribués.Dès que certains canaux ont commencé à publier ainsi (pensons au iTunes Music Store qui a bouleversé l’industrie musicale en la forçant à vendre des chansons plutôt que des albums, évitant ainsi aux consommateurs de musique de payer pour 15 pièces alors que trop souvent seulement 3 ou 4 valent vraiment la peine d’être écoutées), il était inévitable que les consommateurs deviennent très suspicieux envers les groupes médias traditionnels qui tentent de leur expliquer, sans trop de crédibilité, qu’ils ne peuvent pas y arriver et que leur industrie sera menaçée s’ils cèdent. Que leurs entreprises soient menaçées, nous en convenons.Les gagnants seront de chaque côté de l’intermédiaire, soit le client et le producteur. Le distributeur, lui, peut effectivement se demander quel sera son rôle.

Les nouveaux modèles d’affaires

  • Les micro-publications deviennent rentables. Comme Om Malik et bien d’autres, il y a une tendance pour certains éditorialistes et journalistes spécialisés à laisser tomber leur éditeur pour devenir eux-mêmes des éditeurs par le biais du web. Après tout, de gros noms sont généralement responsables d’une grande part du lectorat des journaux. S’ils quittent, ils peuvent probablement amener leur lectorat avec eux. Dans des marchés suffisamment grands, ils peuvent en vivre.Au Québec, ça reste à voir. La population totale de la province étant l’équivalent d’une grande ville américaine ou européenne, et les utilisateurs d’internet représentant une fraction de cette population, il faut tout de même une certaine masse critique de consommateurs potentiels pour arriver à vivre de son contenu.En permettant la distribution des contenus selon des objectifs précis, avec un calendrier bien planifié et des canaux multiples de distributions, de grands groupes comme Quebecor, Gesca ou Transcontinental continuent de dominer l’espace média.En créant des micro-publications intéressantes aussi pour les autres francophones du web, la situation géographique de l’auteur ne compte plus. À preuve, la proportion importante de lecteurs d’outre-mer qui lisent ce site régulièrement.
  • La publicité extrêmement ciblée dans les contenus livrés numériquement. Afin d’assurer la rentabilité des micro-publications, il faut offrir une alternative viable au modèle standard de publicité qui veut que les annonceurs bénéficient automatiquement d’une audience énorme. Ce modèle s’appliquait bien à l’ère des mass-medias mais est en voie d’être dépassé par un autre concept: annoncez moins, annoncez mieux.Au lieu de diffuser votre message le plus largement possible, de souhaiter des résultats (et quelquefois de les mesurer partiellement à l’aide de sondages) et de payer pour le nombre total espéré d’auditeurs, les annonceurs ont maintenant la possibilité de cibler leur audience avec une grande précision, de mesurer les résultats avec exactitude et de ne payer que pour les résultats. Qui peut encore préférer la première option?Cela explique pourquoi l’argent dépensé dans la pub sur le web est en constante et radicale augmentation (et en chûte libre pour la télévision généraliste), et pourquoi les micro-publications très ciblées sont de plus en plus capables d’assûmer leur indépendance financière en offrant aux annonceurs des espaces publicitaires extrêmement efficaces à plus petite échelle.Ce que les annonceurs y perdent en visibilité totale, ils le gagnent en efficacité et en ventes réelles. Évidemment, si votre but est de faire connaître un nouveau produit à 80% de la population, la télévision reste un média intéressant. Mais pour un produit qui intéresse 5% des gens, 95% des publicités de masses diffusées sont du pur gaspillage.

    Il est maintenant possible d’investir avec davantage de discernement, et c’est cet angle qui permet aux micro-publications de se démarquer des mass-medias.

Un changement de garde qui sert les intérêts des consommateurs
En fin de compte, on se rend bien compte que le danger n’est pas pour les journalistes ou les créateurs de contenus: il est pour les journaux, la télévision généraliste et tous les autres canaux de distribution de médias de masse qui ont été longtemps des intermédiaires nécessaires entre le créateur de contenu et son consommateur.

Ces intermédiaires sont-ils toujours nécessaires, voire utiles? De moins en moins, et plus les consommateurs de contenus sont à l’aise avec les technologies, moins ils les tolèrent, préférant choisir les contenus qu’ils lisent, regardent et écoutent à la pièce, selon leur horaire et leurs intérêts.

Les beaux jours des horaires télévisuels imposés, des groupes de canaux obligatoires, des journaux offrant 80% de contenu peu pertinent pour vous, le lecteur, semblent bel et bien comptés.FacebooktwitterlinkedinFacebooktwitterlinkedinby feather

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